La buse

Nous étions un samedi, un des premiers jours de l'été. Pendant trois longs jours, de gros nuages gris avaient déversé presque sans discontinuer une pluie serrée et drue. Cela avait commencé par une odeur délicieuse, après la première averse sur la terre chaude qui avait l'air de fumer de plaisir. Mais d'autres nuages percèrent mouillant et détrempant tout, heures après heures et jour après jour.

Nous étions aux Mureaux depuis deux ans déjà, deux ans de petits bonheurs nombreux et nouveaux, depuis que nous avions déménagé de notre appartement de Sainte Geneviève des bois, au quatrième étage sans ascenseur.

Cela avait été la découverte de notre maison d'abord, tout au bout d'un village tout neuf de petits pavillons presque tous pareils
.Une pure merveille toute simple, sur une place au bout d'un impasse et au bord d'un bois épineux et impénétrable.
Derrière la maison un petit bout de jardin, mais surtout, au delà, un immense terrain en friche qui allait s'avérer un extraordinaire terrain de jeux sécurisé pour Alexandre et Joanne, nos derniers nés de sept et six ans.
Au fond de ce terrain, bordé à gauche par le bois, coulait un minuscule ru qui faisait la frontière avec les terres de labour et qui abreuvait une large haie informe, composée de noisetiers, de sureaux, de viorne, de merisiers et de toute sortes de plantes.
Donc, nous étions samedi.
La veille, je m'étais aventuré à promettre à mes trois petits diables,( oui, au fait, c'est vrai, nous avions aussi, ce weekend Sébastien mon neveu et filleul de huit ans) de promettre disais-je, une promenade dans le bois avec notre vieille quatre L vaillante et essoufflée.
Ha ! Cette voiture ! Non seulement elle était magique car elle volait, si, si, elle volait !( « bon, attention tout le monde ! Vous vous tenez tous au siège de devant, on vas décoller ! Vous fermez les yeux, brrrouumm... ça y est on a décollé, vous pouvez rouvrir les yeux, ouhhaaouu, regardez en bas, les maisons, elles sont toutes petites..., attention on va virer à droite...attention on vas entrer dans un nuage... » c'était à qui allait inventer les : attention..., du bonheur en barres) Non seulement elle volait, mais au plus profond du bois, à l'abri des regards, sur un petit chemin de terre creux, on pouvait la conduire! tenir le volant tout seul sur les genoux de papa!

Après avoir pris d'assaut à huit heures du matin le lit conjugal et s'être fait câliner à qui mieux mieux, les enfants, ont commencé à chanter à tue-tête: on se lève..., on se lève... et j'ai du me lever sous la pression et surtout sous la traction de six petites mains qui me tiraient hors du lit.

Regardez les enfants! Le ciel est tout bleu ! Un coup de gant de toilette, on déjeune et on y va!
Ouaiii, tu fera voler la voiture papa ? Dis, on pourra conduire... ?
On verra, on verra ça! Pour le moment, tous à la salle de bain pendant que je fais chauffer le lait!
Dans ces moments là, il n'était pas besoin de dire les choses deux fois, courses, bousculades, chamailleries, dérapages contrôlés sur le plancher, rires qui fusent...
En un clin d'œil, nous nous sommes retrouvé à décoller sur la piste est du village et après un virage serré sur l'aile, nous nous sommes engagé sur le chemin du petit village de Chapet que nous devions traverser pour atteindre notre petit chemin creux et secret qui traversait le bois.

Tout était propre, bien lavé, la terre avait réssuiyé pendant la nuit et seules les flaques au fond des ornières témoignaient des ondées puissantes des derniers jours.
Nous étions en train de franchir tout excités, la lisière du bois, lorsqu'un mouvement bref à ma droite, m'attira l'œil sans que je puisse savoir de quoi il s'agissait. Je fis une marche arrière sur le bas coté et arrêtais le moteur. Je fis descendre les enfants en leur demandant de rester à coté de la voiture et partis explorer la frondaison sur une dizaine de mètres. Et là, je découvris un grand oiseau nu à la chair rose avec des plumes collées et pendantes comme des brins de laine Il était quasiment engourdi par le froid et des spasmes de frissons l'étreignaient par vagues continues.
Je n'eus aucun mal à attraper les deux ailes et, les repliant sous son corps, le faire prisonnier de mes mains.
Je revins à pas comptés à la voiture et je chuchotais à Sebastien de m'ouvrir le coffre.
Il y avait là un carton plein de choses diverses qui, une fois vidé, s'avéra parfait pour loger l'oiseau.
C'était une jeune buse variable adulte, en la posant dans le carton, j'eus une forte douleur au doigt, la buse, par reflexe de peur m'avait transpercé de part en part le gras du doigt, le majeur. Avec une grimace je retirais la serre aigue, posais l'oiseau et enroulais sommairement un mouchoir autour de mon doigt qui saignait.

Les enfants, les yeux agrandis par l'étonnement et la nouveauté d'une telle chose, se tenaient silencieux autour de moi, attentifs à deviner le moindre de mes besoins éventuels.
« allez, on rentre, ne faites pas de bruit avec les portes , » leur chuchotais-je.
Tels des espions en mission dans une ville inconnue, nous manœuvrâmes à mouvements mesurés et à pas feutrés, j'ai roulé en douceur jusqu'à la maison. Une fois arrivés, je commandais à mon épouse de vieilles serviettes de toilette, au deux garçons, la lavande, le coton et le sparadrap pour me soigner le doigt et donnais la garde du volatile dans le coffre à Joanne la benjamine du groupe.
Même neige, la chienne bichon de la maison qui nous accueillait toujours avec des aboiements joyeux accompagnés de petits sauts à la verticale, avait compris qu'il se passait quelque chose d'inhabituel et se tenait coite, assise sur le perron. 


Une fois mon doigt nettoyé et muni d'un pansement, je cueillis sans mal notre invité transi dans son carton. Avec une vieille serviette, je l'ai soigneusement emmailloté, tout en laissant dépasser sa tête.
Vue de prés, la buse était impressionnante avec le dessus de son bec crochu et pointu, ses narines jaunes et son arcade sourcilière froncée comme si elle était en colère.
Après l'avoir pris sur les genoux et massé doucement, j'ai reposé notre rapace dans son carton, et préparais une mixture que j'avais vu faire à mon grand-père : un peu de vin dans un quart de verre d'eau, du sucre en poudre et de la mie de pain dur.
Je bataillais un moment pour arriver à coincer le volatile avec le bras gauche, tenir le bec avec la main gauche et ouvrir le dit bec avec le pouce et l'index droit, le tenir coincé ouvert avec les doigts de la main gauche et ensuite attraper une boulette de pain pour l'enfourner de force dans ce gosier rétif.
Comme tout bon animal sauvage, et malgré son épuisement, il remuait avec force la tête qui seule demeurait libre, comme si il me disait non avec véhémence et avec l'énergie du désespoir.
Au bout du troisième essai, je réussis à lui faire avaler une bouchée, ou plutôt une béquée et là, comme par enchantement, après avoir dégluti, monsieur ou madame, ne tenta plus de me dire non.
Les quatre ou cinq boulettes de pain semblaient avoir redonné du tonus et un oeil brillant à notre volatile.
Je me demandais ce que je pourrais lui donner de plus consistant car l'alcool, même en toute petite quantité, n'était pas une nourriture pour lui. Et tout à coup l'idée de génie, mais c'est bien sur !, les boulettes du chat !
Ce fut un véritable festin, notre invité, maintenant, après la première bouchée à chat, non seulement ne se débattait plus, mais ouvrait de lui-même légèrement le bec.
Au bout d'un moment, il (ou elle) écarta la tête, repu.

Tout au long de ces exercices, j'avais parlé à l'oiseau comme à un enfant rétif, en tentant de le calmer et de le réconforter. J'avais été tellement absorbé par ma tache que, une fois terminé, je mis un certain temps à détacher les yeux de lui et à reprendre conscience de mon environnement . Je constatais un petit éclat brillant dans le regard de mon entourage, une seconde de silence magique où un ange passe et où nous nous sommes sentis en communion...
Nous sommes allés ensuite en procession dans le garage. Sur l'établi j'ai démailloté notre gros bébé, j'ai fait une sorte de nid avec la serviette humide et nous nous sommes retirés sur la pointe des pieds en éteignant la lumière.
L'ambiance dans la maison avait changé, c'est un peu comme si l'on avait planté un gros écriteau : silence! hôpital!
Les enfants ne se chamaillaient plus, ne couraient plus en criant, allaient se laver les mains et mettaient la table sans se le faire répéter, un paradis quoi!
Durant la journée, j'étais allé le voir, seul (et non sans mal car toute ma petite troupe me suppliait pour m'accompagner) dans le garage et comme rien ne bougeait, je refermais délicatement la porte.
La journée s'est passée et nous sommes allés nous coucher.
Le lendemain matin, un peu inquiet, avant de déjeuner et encore en pyjamas, je suis allé voir dans la pénombre du garage. Mes yeux ont mis quelques instants à s'habituer à l'obscurité et j'ai enfin reconnu notre invité qui avait repris un volume normal et qui se tenait tout droit sur mon établi. Je m'avançais doucement de quelques pas pour mieux le regarder quand tout à coup avec une sorte de sifflement l'oiseau écarta ses ailes et en battis deux ou trois fois, en guise d'avertissement ou de peur, avec une envergure qui me parut immense.
Impressionné je battis moi-même en retraite à reculons et je refermais la porte le cœur battant et avec une bouffée de contentement.
Je n'eus aucun mal à réveiller mes trois crapauds, un réveil ultra rapide semblable à un lendemain de Noël, lorsque l'on sait qu'il y a des cadeaux sous le sapin. Je leur expliquais la situation et leur donnais mes recommandations en chuchotant, accroupis et en leur tenant les mains; à quoi ils répondirent par un oui de la tête silencieux et complice.

Les portes fenêtres de la salle de séjour donnaient sur la prairie, tout comme la petite porte arrière du garage.
Après avoir ouvert les volets, je plaçais les enfants derrière les vitres et je suis allé ouvrir en catimini, comme un voleur la porte du garage.
Après plusieurs minutes qui commençaient à m'inquiéter, nous entendiment et puis nous vîmes l'envol lourd et lent de notre buse. Des ploff, ploff majestueux, d'une grâce puissante et élégante.
Elle monta vers le ciel et obliquant à gauche sur le bois, en quelques secondes disparut à nos yeux.

La vision de ces trois enfants bras dessus, bras dessous, échelonnés en taille de cinq en cinq centimètres, le nez collé à la vitre scrutant en silence l'envol de cet oiseau s'est marquée dans mon souvenir comme un moment magique de bonheur dense et unique.
Pendant plusieurs années, j'ai guetté les buses qui étaient nombreuses dans notre région, espérant que l'une d'elle me feraient un petit signe rappelant notre rencontre mais rien.
Les buses doivent être plus sages que les hommes et doivent savoir mieux que nous en tout cas que celui qui s'est enrichi est celui qui a donné et non l'inverse.




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